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jeudi 24 juin 2010

J'en veux encore

Je me suis souvent dit que peu de choses valaient le prix demandé, à Las Vegas. J’y viens chaque année pour couvrir les World Series of Poker, j’y reste chaque fois entre trois et six semaines, et pourtant je fais la même constatation amère à chaque visite: on paye horriblement cher des biens et services qui n’ont de valeur que parce qu’ils sont offerts ici, à Las Vegas, la ville où l’on vous fait croire que tout est permis, que les tabous n’ont plus lieu d’être, tout en vous enfermant dans un petit monde de strass et paillettes, où la moindre bouteille d’eau de 50 cl vous est facturée 3,25 $.

Cette année fera partie des grands crus, en ce qui me concerne : j’ai été invité à deux spectacles du Cirque du Soleil : «Le Rêve» qui se joue au Wynn, et «Kà» qui est présenté au MGM Grand. Tous les deux sont grandioses, et même si la dimension aquatique du Rêve me convient mieux, je comprends sans problème tous ceux qui prétendent que Kà est le meilleur spectacle qu’ils ont vus, probablement le meilleur que l’on puisse trouver à Las Vegas, et dans le monde, tant qu'à faire. Arnaud Mattern m'a dit qu'il l'a vu au moins quinze fois, et qu'il a invariablement les larmes aux yeux devant le fameux tableau du naufrage, quand une femme coule tout doucement dans les profondeurs de l'océan - l'illusion est parfaite, et je peux vous dire qu'à ce moment-là, notre plus cher désir est de couler avec elle.

Et, je l’admets sans rougir, j’ai moi aussi eu les larmes aux yeux devants la fluidité des gymnastes et danseurs(euses) du Rêve, devant les tableaux à la fois hyper-violents et poétiques de Kà. Je suis même resté bouche bée devant la séquence ininterrompue de plongeons mélangés aux passes de haute-voltige lors du final du Rêve, et ai sursauté de peur quand des archers Asiatiques se sont matérialisés juste à côté de mon fauteuil, dans la salle de spectacle du MGM.

Mais ce qui m’a fait le plus d’effet ne m’a rien coûté. Et par conséquent – ou bien par opposition, à votre guise – cela n’a pas de prix. C’est un moment qui a duré quelques minutes seulement, et qui restera gravé dans ma mémoire.

Ce moment, c’est l’instant précis où Vanessa Hellebuick a remporté le Ladies Event des World Series Of Poker 2010. Elle avait passé les heures précédentes à attendre patiemment son moment, puis avait trouvé de bonnes configurations, qui lui avaient permis de prendre le chip lead de la table. Et elle avait alors commencé une opération de matraquage sur ses adversaires, finissant en heads-up contre Sidsel Boesen en ayant une large avance en jetons. La main finale, comme bien souvent, est un coin-flip : paire de Cinq pour Vanessa contre Neuf-Dix pour Sidsel Boesen. La paire de Cinq a tenu, et Vanessa a remporté le titre de Championne du Monde lors du Ladies Event, après trois jours de poker intense.


Ce faisant, elle a accompli quelque chose d’inégalable : Vanessa Hellebuick est la première femme Française à remporter un bracelet des WSOP. Elle est également la première joueuse à ramener un bracelet des WSOP dans son équipe, la Team770, pour qui je couvre les tournois de Poker autour du monde depuis bientôt trois ans. Voir des joueurs Français que j’admire et que je respecte profondément, comme Fabrice Soulier et sa compagne Claire Renaut pour ne citer qu'eux, avoir les larmes aux yeux devant l’exploit accompli, est probablement ce qui m’a le plus touché.

Grâce à Vanessa, et pour la première fois dans l’histoire des WSOP, la Marseillaise a été reprise à tue-tête par tous les Français présents au Rio, le lendemain de sa victoire, lorsque Jack Eiffel lui a remis son bracelet paré de diamants.

Pour ma part, je suis sorti de là en larmes : la tension émotionnelle était très forte durant cette courte cérémonie – il faut dire aussi que je fais partie, pour mon plus grands malheur, des gens dotés d’une hyper-sensibilité à absolument tout. Un épisode de Starsky et Hutch se termine mal, pouf, je chiale. Fin de la parenthèse.

Je considère ce titre comme une consécration, après trois années à suivre la Team770, trois années de décalages horaires, de recherche des hôtels présentant le meilleur rapport qualité-prix, de bousculades dans les aéroports et dans les gares, d’attente dans les files de taxis, de malbouffe...

Trois années de déceptions, aussi, quand votre poulain échoue à quelques places de la sacro-sainte table finale, quand la succession de bad-runs donne l’impression de ne vouloir jamais s’arrêter. Trois années à écouter les bad-beats de vos joueurs, les voir s’étioler à mesure qu’ils encaissent les échecs, les voir douter d’eux-mêmes pour finalement constater qu’ils déjouent, qu’ils régressent, qu’ils en ont assez de se remettre en question, et inconsciemment, finissent par accepter l’idée que le sort et les Dieux du Poker se liguent contre eux. Qu’ils seront perdants, quoi qu’il arrive, parce qu’ils ne savent plus quoi faire pour changer cela. Et rester là, les bras ballants, à ne pas savoir quoi dire, hormis : « Ouais, mec, t’as bien joué, t’as pas eu de bol… »

Parce qu’il y a un moment où toutes les analyses du monde, aussi fines et aiguisées soient-elles, toutes les statistiques et les probabilités, toutes les phrases du style : « Sur le long terme, tu es gagnant, tu le sais », tout cela ne suffit plus, et ne change pas le fait qu’on a perdu, encore, et encore, et encore.
Et que le vent ne tourne toujours pas.

J’ai envie de croire que Vanessa a inversé la tendance. J’ai aussi envie de lui faire comprendre à quel point c’est important, ce qu’elle a accompli, pour nous, les reporters : on roule, on vit, pour ces moments-là. Fais autant de places payées que tu veux, Bro, mais rien ne vaut une victoire.

Le vent avait déjà commencé à tourner en avril, lorsque Guillaume Darcourt a remporté le World Poker Tour de Bucarest, offrant son premier titre à la Team770, et encaissant au passage 144,530 €. N’étant pas là pour y assister, l’effet avait curieusement été amoindri par la distance: je couvrais l’Irish Open of Poker de Dublin, à ce moment-là, et ce n’est vraiment qu’une fois rentré en France que j’ai réalisé l’avancée accomplie par Guillaume. Avec la confirmation apportée par Vanessa Hellebuick, nous pouvons désormais nous enorgueillir de deux titres internationaux, ce qui manquait cruellement à l'équipe jusqu’à présent.

Mais ce qu’ils ont accompli tous les deux, à quelques mois d’intervalle, est encore plus fort pour moi, car cela me concerne directement : ils m’ont réconcilié avec le poker. M’ont de nouveau permis de croire que cela n’était pas seulement un jeu de cartes, ni de chance, m’ont fait de nouveau ressentir toute l’intensité d’un turn et d’une river quand un titre et plusieurs centaines de milliers de dollars sont en jeu. Ils m’ont redonné le goût de la critique, de l’analyse, la soif d’apprendre. L’envie de jouer, de travailler mon jeu, de tout recommencer depuis le début. La motivation.

Merci.

J’en veux encore.

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